J’étais perchée sur un des tréteaux abandonnés sur la terrasse sablonneuse derrière la maison et Tina, un petit cocker noir aux longues oreilles, sautait tout autour en aboyant pour essayer de me rejoindre. L’automne n’avait pas encore tout à fait envie d’en finir. Il faisait très bon. Mon père avait pourtant rentré les planches de contreplaqué vert qui tenaient lieu à la fois de table de ping-pong de circonstance et de table à manger extérieure. Il espérait leur éviter le gondolement excessif qui nous empêcherait cette fois définitivement d’oser défier nos copains en tournoi à domicile ! Il ne restait donc que les tréteaux. Et moi, hissée sur l’un des deux, me prenant pour Nadia Comaneci, esquissant des pas de danse sur ma poutre improvisée et opérant aux deux extrémités des demi-tours que j’espérais pleins de grâce.
J’avais un morceau de pain et une barre de chocolat noir entre les mains. C’était peut-être ce que convoitait Tina. Je venais de rentrer du collège. Mon prof de Français avait livré son dernier sujet de rédaction : « Je viens pour qu’on m’apprivoise, pour qu’on me tende la main… » C’était tout. Pas d’autre consigne. Simplement cette phrase énigmatique recopiée sur mon cahier de texte. Et un délai d’une semaine. J’aimais cette phrase. Suspendue au-dessus du sol, je laissais mon cerveau vagabonder au point que des pensées imagées commençaient à émerger, puis c’étaient carrément des phrases entières qui se présentaient à mon esprit d’enfant, sans aucun effort de ma part. J’avais assez à faire pour m’appliquer à conserver un équilibre fragile. Elles venaient toutes seules, s’installaient et s’accrochaient les unes aux autres avec légèreté et beaucoup de plaisir, au rythme de mes acrobaties. L’air se rafraîchissant, j’étais montée dans ma chambre et j’avais couché sur le papier, quasiment d’une traite, le poème en prose que cette récréation m’avait inspiré, comme si je faisais la retranscription d’un enregistrement. J’avais eu A, on ne notait plus alors de 0 à 20, et en guise de commentaire : « Votre texte est joli et plein de douceur ». C’était un drôle de professeur. Je l’imagine en train de lire nos copies chez lui, après le repas du soir, et sans doute de sourire aux jolies trouvailles de ses élèves, fier d’eux. Fier de lui aussi, j’espère, qui permettait à de telles choses d’exister. J’ai conservé précieusement ce texte jusqu’à aujourd’hui. Je l’ai retrouvé l’autre jour en cherchant autre chose.
Or j’ai eu la chance de vivre un moment privilégié l’an dernier avec David Epston et mes amis de La Fabrique Narrative. J’avais évoqué ce jour-là un projet de livre que Pierre m’avait proposé d’écrire sur l’Approche Narrative, que je n’arrivais pas à démarrer malgré plusieurs tentatives et déjà pas mal de pages noircies. J’avais l’impression – assez juste ! – que ce livre avait déjà été écrit par Michael White, puis par Alice Morgan en version simplifiée, et je ne voyais pas l’utilité d’en faire un autre, sans parler de ma légitimité pour le faire. David s’était alors intéressé à mon « identité préférée d’auteure » et nous nous étions promenés dans mes souvenirs. Cette identité préférée avait doucement commencé à m’apparaître. Je me rappelle notamment avoir évoqué un devoir d’histoire de CM1 où, au lieu de décrire les grandes dates de la première guerre mondiale, j’avais raconté des anecdotes que mon grand-père avait vécues en tant que soldat, copie que ma maîtresse avait eu beaucoup de mal à noter ! La petite histoire plutôt que la grande. C’était un début d’éclairage, encore un peu flou. David avait semé une graine. Ce n’est qu’aujourd’hui, un an plus tard, que je crois avoir mieux compris le genre d’auteur que je pourrais aimer devenir, quand j’ai retrouvé cet épisode un peu magique d’écriture automatique, en équilibre sur un tréteau. J’écrirai, si je dois écrire, les histoires qui s’invitent toutes seules dans mon cerveau, celles qui profitent opportunément des moments où il se détend et relâche toute vigilance pour se former et se développer librement, souvent de façon poétique, celles qui s’écrivent avant que je ne les écrive. Toute autre forme d’écriture plus maîtrisée restera possible mais ne me procurera pas le même plaisir ni la même facilité. Jamais le terme « re-authoring » n’aura eu autant de sens pour moi ! Ainsi que Tom Carlson nous l’a rappelé dernièrement, David suggère que la contre-histoire, celle qui contre l’histoire du problème, ne surgit pas de nulle part, qu’elle n’est pas à inventer, elle est à retrouver, à réinventer : elle existe déjà mais comme elle n’a pas été racontée depuis longtemps, elle est profondément enfouie sous plusieurs strates de vie. C’est comme l’histoire de la cavité au cœur de la pyramide. Elle était là mais on ne savait plus qu’elle était là. Ma capacité à écrire de petits textes poétiques, sollicitée par un professeur de français original ou inspirée par un grand-père hors norme, n’a plus eu de valeur à partir du moment où on m’a demandé de rédiger des dissertations sur des sujets sérieux. Et j’avais oublié à la fois le plaisir que c’était et leur méthode d’élaboration naturelle.
Nos pratiques narratives ne sont pas des pratiques de l’ici et maintenant. Elles relèvent plus de l’archéologie, de l’histoire-géographie ! Elles s’appuient sur le récit et le récit n’existe que parce qu’il s’inscrit dans une temporalité. Nos conversations se promènent dans le temps et dans l’espace des vies humaines, retrouvant d’abord des pépites miraculeuses. Puis en prenant la peine de suivre les filons des histoires préférées, elles déterrent de véritables trésors personnels.
par Catherine Mengelle